**L'arbre qui garde les clés**
Sous un ciel de plomb qui n'a pas pleuré depuis des siècles, le champ explose en couleurs criardes : coquelicots rouge sang, bleuets d'un bleu trop pur, marguerites qui hurlent leur blancheur.
C'est trop beau.
C'est obscène, presque.
Comme si la terre avait décidé de maquiller la mort en fête foraine.
Au milieu, lui.
Le vieux chêne.
Son tronc est si large qu'on pourrait y tailler une porte.
Ses racines sortent du sol comme des doigts d'ancêtres qui refusent de lâcher prise.
Et à ses pieds : le squelette.
Il est assis, le dos contre l'écorce, les jambes allongées comme s'il s'était simplement endormi en regardant le ciel.
Un bras repose encore sur la sacoche de cuir craquelé.
Les os sont propres, blanchis, polis par le vent.
Les fleurs poussent entre ses côtes, traversent ses orbites vides, s'enroulent autour de ses phalanges comme des bagues trop tardives.
Dans la sacoche ouverte, trois choses :
1. Une lettre jaunie, jamais envoyée.
« Ma Luce,
Si tu lis ceci un jour, sache que je n'ai jamais touché à cet enfant.
Sache que je t'ai aimée jusqu'à mon dernier souffle.
Sache que je rentre.
Ton Gabriel »
2. Une photo cornée : une femme aux cheveux courts, un sourire timide, un bébé dans les bras.
Au dos, d'une écriture tremblante : « Pour quand je reviendrai. »
3. Une clé en fer, lourde, rouillée.
Personne ne saura jamais quelle porte elle ouvrait.
Peut-être celle de sa maison.
Peut-être celle d'un cœur.
Peut-être celle du ciel.
Le vent se lève.
Les pétales tourbillonnent et retombent sur lui comme une pluie de confettis pour un enterrement dont personne n'est venu.
Le chêne, lui, continue de grandir.
Chaque année, il gagne un centimètre.
Chaque année, ses racines serrent un peu plus les os du voyageur.
Comme une étreinte lente, patiente, définitive.
Il ne le lâchera plus jamais.
Les gens du village, ceux qui l'ont chassé, ceux qui ont crié « meurtrier », passent parfois au loin.
Ils voient le champ en fleurs.
Ils voient l'arbre immense.
Ils ne voient pas le squelette.
Ou font semblant.
Mais l'arbre, lui, se souvient.
Il se souvient du jour où Gabriel s'est assis, épuisé, la tête contre son tronc.
Il se souvient du moment où l'homme a sorti la lettre, l'a relue une dernière fois, a souri à travers les larmes.
Il se souvient du dernier murmure :
« Attends-moi, Luce…
Je rentre à la maison. »
Et l'arbre a répondu, sans voix, mais de toute sa sève :
« Tu y es déjà. »
Depuis, il le berce.
Il le protège du vent, de la pluie, des regards.
Il le nourrit de lumière volée au ciel gris.
Il fait pousser des fleurs sur sa douleur pour que plus personne ne voie les os.
Un jour, peut-être, une femme viendra.
Cheveux blancs.
Mains ridées.
Elle cherchera un arbre immense dans un champ trop beau.
Elle trouvera la sacoche.
Elle lira la lettre.
Elle reconnaîtra la clé.
Elle s'assiéra à côté de lui.
Elle posera sa tête contre le tronc.
Et pour la première fois depuis cinquante ans,
l'arbre pleurera.
Pas de pluie.
De sève.
Parce que certains amours ne meurent jamais.
Ils deviennent des arbres.
Ils deviennent des champs entiers de fleurs qui crient en silence :
« Il était innocent.
Il rentrait.
Il vous aimait. »
Et le vent emportera les pétales jusqu'au village.
Un à un.
Comme des excuses trop tardives.
**FIN.**
