## Chapitre 2 – dernier train pour minuit
Léo sortit du Franprix à 23 h 58.
Il pleuvait fin.
Il courut jusqu'à la station Château-Rouge, descendit les escaliers quatre à quatre.
Le portique bipa, la rame de 00 h 07 était déjà là, portes ouvertes, presque vide.
Il sauta dedans juste avant la fermeture.
Il s'effondra sur un siège au fond du wagon.
Sac de courses entre les pieds, souffle court, cheveux trempés.
Il ferma les yeux deux secondes.
Quand il les rouvrit, un homme était assis en face de lui.
Même âge, même hoodie gris, même regard fatigué.
L'homme le regardait avec un petit sourire tranquille.
« Je me demande combien de temps tu vas mettre à comprendre. »
Léo se figea.
Il cligna des yeux.
L'autre était toujours là.
Il tourna la tête vers la vitre : noir total. Pas de tunnel, pas de reflets, rien.
Il se leva d'un bond, voulut changer de wagon.
La porte était scellée.
Son téléphone : plus de réseau.
Il revint s'asseoir, le cœur cognant dans les tempes.
Premier arrêt.
Un homme entra. Cicatrice sur la joue gauche.
Léo sentit un frisson glacé. Il connaissait cette cicatrice, il l'avait imaginée mille fois.
Deuxième arrêt.
Un homme aux lunettes rondes, chemise impeccable.
Léo revit les dossiers d'inscription déchirés, les nuits blanches qu'il n'avait jamais passées.
Troisième arrêt.
Un homme cheveux longs, bras tatoués.
Léo entendit presque le bruit des vagues qu'il n'avait jamais vues.
Dernier arrêt.
Un homme tout en noir monta.
Pâle. Yeux morts.
Léo se reconnut immédiatement : c'était lui la nuit où il avait ouvert la fenêtre du cinquième.
Les portes s'ouvrirent sur le noir absolu.
Une voix métallique résonna :
« Terminus. Tous les voyageurs doivent descendre. »
Léo resta assis.
Il tremblait.
Le vieil homme assis tout au fond du wagon parla enfin, doucement :
« Descends, Léo.
C'est maintenant ou jamais. »
Léo se leva.
Fait deux pas vers la porte.
S'arrête.
« Et si c'est pire dehors ?
Si je descends et que je reste exactement le même ?
Si demain je me réveille et que je recommence tout ? »
Il recula.
« Je peux pas.
Je suis pas prêt.
Demain, je le jure, demain je change tout… »
Le vieil homme soupira.
« C'est ce que je me suis dit.
Le premier soir.
Et tous les autres soirs.
Demain n'existe pas ici. »
Léo sentit les regarda tous.
L'homme en noir.
Celui aux lunettes.
Celui tatoué.
Celui à la cicatrice.
Ils le regardaient sans jugement.
Juste avec une immense fatigue.
Il fit un pas vers la porte.
Puis un autre en arrière.
Puis encore un en avant.
Il pleurait sans s'en rendre compte.
« J'ai peur.
J'ai tellement peur. »
Le vieil homme s'approcha lentement, posa une main tremblante sur son épaule.
« Moi aussi j'avais peur.
C'est pour ça que je suis resté.
Ne fais pas comme moi. »
Léo ferma les yeux.
Il revit sa mère qui appelle dimanche.
Camille qui ne saura jamais.
Le billet d'avion jamais réservé.
La guitare jamais ressortie.
Les dimanches gris.
Les « demain » empilés comme des pierres.
Il inspira une dernière fois l'air froid du wagon.
Il fit le dernier pas.
Il sauta.
Le noir.
La chute.
Puis la lumière.
Il rouvrit les yeux.
Quai normal. Lumière crue. Bruit de la ville. Vie.
Il se retourna une dernière fois vers le train fantôme.
Portes encore ouvertes.
Le vieil homme était assis tout au fond, seul.
Un nouveau Léo venait d'entrer, sac de courses trempé, regard perdu.
Il s'assit à la même place que lui quelques minutes plus tôt.
Le vieil homme leva lentement les yeux vers le nouveau venu.
Un sourire tremblant, presque lumineux, éclaira son visage ridé.
Et Léo, debout sur le quai, entendit la pensée du vieux, nette et définitive :
« Celui d'avant…
c'était le moi qui me ressemblait le plus. »
Rien d'autre.
Juste cette phrase.
Simple.
Douloureuse.
Parfaite.
Les portes se fermèrent.
Le train glissa dans le noir.
Léo resta là une seconde.
Puis il inspira profondément.
Il sortit son téléphone.
Il composa le numéro de Camille.
Il appuya sur « appeler ».
Cette fois, il ne raccrocha pas.
**FIN.**
