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Chapter 7 - L’ours qui ne parlait jamais

L'ours qui ne parlait jamais

Elle a douze ans et elle s'appelle Anna.

Dans son sac, il y a un ours usé jusqu'à la trame.

Un œil pend, l'autre est en verre bleu délavé.

L'oreille gauche est recousue avec le fil rouge que Tom avait trouvé dans la boîte à couture de sa grand-mère.

Il disait que c'était « le fil magique qui répare tout ».

Il avait neuf ans.

Il croyait encore aux mots magiques.

Les autres se moquent.

« Bébé Anna et son doudou pourri ! »

Elle serre les lanières de son sac si fort que les jointures blanchissent.

Elle ne répond pas.

Elle n'a plus répondu depuis trois ans.

On ne sait pas que l'ours s'appelait Monsieur Câlin quand Tom le serrait la nuit.

On ne sait pas qu'ils dormaient tous les trois dans le même lit quand il y avait des orages : Anna, Tom et l'ours entre eux deux.

On ne sait pas que Tom chuchotait à l'ours : « Tu veilles sur elle si je suis pas là, hein ? »

Le jour où le camion l'a pris, l'ours était dans le cartable d'Anna.

Il a survécu.

Tom non.

Depuis, elle ne dort plus sans lui.

Elle lui parle le soir.

Des phrases d'enfants.

« Tu te souviens quand on faisait des courses de trottinette ? Tu criais plus fort que moi. »

« Tu te souviens quand on mangeait des glaces et qu'on se mettait de la chantilly sur le nez ? »

« Tu te souviens quand tu disais que tu serais mon chevalier ? »

Ce midi, la cour est grise.

Trois garçons l'entourent.

Le plus grand arrache le sac.

L'ours tombe.

Le bruit est minuscule.

Un ploc dans la poussière.

Anna pousse un cri qui ressemble à un animal blessé.

Elle se jette par terre.

Trop tard.

Ils tirent.

Une patte part.

L'autre craque.

Le ventre s'ouvre d'un coup sec.

Le rembourrage blanc s'envole lentement, comme des plumes de pigeon mort.

Anna reste à genoux.

Ses mains tremblent au-dessus des morceaux.

Elle ne crie plus.

Elle n'a plus de voix.

Et là, au milieu du carnage, l'œil bleu restant cligne.

Une seule fois.

Très lentement.

Comme un battement de cœur qui s'arrête.

Un souffle sort du tissu déchiré.

Un souffle d'enfant.

Elle l'entend.

Elle seule.

« Ça va, Anna…

C'est fini.

Tu peux me lâcher maintenant.

Je t'ai gardée assez longtemps.

Va jouer.

Va vivre.

Je suis plus là pour de vrai.

Mais je suis fier de toi. »

Les larmes coulent enfin.

Pas des larmes de petite fille.

Des larmes énormes, lourdes, qui lavent tout.

Elle ramasse chaque bout de tissu.

Elle les serre contre son cœur.

Elle se relève.

Pour la première fois depuis trois ans, elle se tient droite.

Elle murmure, la voix cassée mais claire :

« Merci, Tom.

Je t'aime.

Au revoir. »

Elle remet les morceaux dans son sac.

Elle ferme la fermeture éclair.

Elle sourit.

Un sourire trempé, mais immense.

Et dans la cour, personne ne rit plus.

Même les trois garçons restent figés.

Ils viennent de comprendre, trop tard, qu'ils n'ont pas détruit un jouet.

Ils ont détruit une tombe.

Et quelque part,

dans le silence qui suit,

un petit garçon aux cheveux roux sourit enfin.

Il est léger.

Il est libre.

Il court déjà vers la lumière.

On croit qu'on garde les objets pour se souvenir.

En réalité, on les garde pour ne pas avancer.

On les serre comme des bouées,

parce qu'on a peur que le passé nous noie si on le lâche.

Mais le passé n'est pas dans le tissu,

ni dans le fil rouge,

ni dans l'œil de verre bleu délavé.

Le passé est en nous.

Il ne s'efface pas quand l'objet se déchire.

Il se libère.

Aimer quelqu'un, c'est aussi savoir le laisser partir

quand le garder nous empêche de respirer.

La vraie fidélité,

ce n'est pas garder la peluche intacte.

C'est devenir la personne

que l'enfant disparu aurait voulu qu'on devienne.

Un jour,

il faut accepter de mettre les morceaux dans une boîte,

ou de les laisser s'envoler dans la cour d'école.

Et marcher sans eux.

Ce n'est pas trahir.

C'est grandir.

C'est aimer assez fort

pour rendre la liberté à l'autre

et pour se la rendre à soi-même.

Tom n'est pas mort dans l'ours.

Il est mort quand la dernière couture a craqué,

quand le cœur de coton s'est ouvert

et que toutes les larmes retenues depuis trois ans

ont enfin pu couler librement.

Le deuil n'était pas un tombeau.

C'était cette peluche trop pleine de lui,

trop lourde de souvenirs,

qu'Anna serrait pour ne pas tomber.

Quand ils l'ont déchirée,

ils n'ont pas détruit un jouet.

Ils ont crevé l'abcès.

Ils ont laissé le pus du chagrin s'écouler.

Et dans la plaie béante,

l'air est entré.

La vie est entrée.

Tom est sorti avec les plumes blanches,

léger comme il l'était avant le camion,

avant le silence,

avant les nuits où elle dormait contre un fantôme de tissu.

Il n'a pas disparu.

Il s'est enfin envolé.

Et dans le sourire trempé d'Anna,

dans ses yeux soudain plus grands,

il danse maintenant,

libre,

fier,

vivant comme jamais.

C'est ça, l'adieu :

accepter que l'amour

ne tienne plus dans une peluche.

C'est ça, le merci :

laisser partir l'enfant

pour qu'il puisse enfin

grandir en nous.

FIN...

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