**La toile aveugle**
Victor Lemaire.
Le monde le disait génie.
Lui se disait imposteur.
Chaque tableau était une bataille perdue d'avance.
« Encore une. Après je rentre. »
Toujours le même mensonge.
Un soir, Claire est entrée dans l'atelier, Lou endormie contre elle.
« Elle a demandé si papa viendrait lire l'histoire. »
« J'ai presque fini. »
« Tu dis toujours ça. »
Lou a murmuré dans son sommeil : « Papa… »
« Demain, promis. »
Deux semaines plus tard, Lou seule, en pyjama à étoiles.
« Papa, tu viens voir mon dessin ? »
« Pas maintenant, ma puce. Papa travaille. »
« Mais tu travailles tout le temps… »
Le lendemain, Claire a posé la tasse de café.
« On part trois jours. Juste nous trois. Tu annules tout. »
« Je peux pas… »
« Ta toile sera toujours là. Nous, on ne sait plus depuis combien de temps on t'attend. »
Lou, les yeux brillants : « Dis oui, papa. S'il te plaît. »
Il a dit oui.
Le voyage.
La pluie.
La comptine que Claire chantait faux.
Le camion.
Le choc.
Le silence.
Victor s'est réveillé dans l'herbe, la pluie sur le visage.
Il a ouvert les yeux.
Rien.
Le noir absolu.
Il a crié.
Il a rampé vers la voiture, les mains en avant.
Il a touché le métal tordu.
Il a trouvé Claire.
Sa tête contre le volant.
Froide.
Il a appelé Lou.
Il a tâtonné à l'arrière.
Il a senti le petit corps encore attaché.
Il l'a détachée, l'a prise dans ses bras.
Elle ne bougeait plus.
Son doudou lapin était mouillé de sang.
Il l'a serrée contre lui, il a chanté la comptine, la voix brisée, en pleurant dans le vide noir.
Les pompiers ont dû lui arracher Lou des bras.
Il hurlait : « Je les vois pas ! Je les vois pas ! »
Un médecin lui a dit :
« Monsieur… vos yeux… il y a des éclats de verre. Les deux cornées sont détruites. Vous êtes aveugle. Définitivement. »
Il a ri.
Un rire de fou.
« Je les vois déjà plus depuis longtemps. »
Trois jours dans le noir total.
Trois jours à hurler leurs prénoms.
Trois jours à supplier qu'on le tue avec elles.
La quatrième nuit, il s'est traîné jusqu'à l'atelier.
Il a pris une toile vierge.
La plus grande.
Il n'a pas allumé.
Il n'a pas réfléchi.
Il a pris les tubes au hasard.
Il a peint avec ses doigts, avec ses larmes, avec le sang de ses paumes écorchées.
Il a peint la voix de Claire qui disait « papa va revenir ».
Il a peint le rire de Lou qui ressemblait à des clochettes.
Il a peint les « je t'aime » qu'il n'avait jamais dits assez fort.
Il a peint la honte, la rage, l'amour trop tard.
Il a tout jeté sur la toile : des rouges qui hurlaient, des noirs qui avalaient, des blancs sales comme des regrets.
Il n'a pas cherché la perfection.
Il a cherché la vérité.
Et pour la première fois, il l'a trouvée.
Quand le soleil s'est levé, il n'a pas vu le tableau.
Mais il l'a senti.
Il a senti que c'était vivant.
Imparfait.
Déchirant.
Vrai.
Il s'est assis par terre.
Il a souri.
Un vrai sourire.
Le premier depuis des années.
Et avec son dernier souffle, il a murmuré :
« J'ai passé ma vie à courir après une perfection qui n'existait pas.
J'ai sacrifié ceux que j'aimais pour une illusion.
Et c'est quand j'ai tout perdu, quand je suis devenu aveugle,
que j'ai enfin vu.
La beauté n'est pas dans la maîtrise.
Elle est dans le tremblement.
Elle est dans la faille.
Elle est dans le cri qu'on n'ose jamais pousser.
Cette toile n'est pas belle.
Elle est moi.
Elle est nous.
Elle est ce que j'aurais dû peindre depuis toujours.
Et maintenant,
je peux partir. »
Il est mort là,
devant la seule œuvre qu'il ait jamais aimée.
Le tableau a été exposé une fois.
Les gens pleuraient devant.
Pas parce qu'il était parfait.
Parce qu'il faisait mal.
Parce qu'il était humain.
Et en bas, à droite,
il y avait une petite trace de main d'enfant,
faite avec des doigts pleins de peinture rouge.
Comme si Lou avait guidé la dernière danse.
**FIN.**
