Chapitre 2 – Le goût du sel
Le sable est froid sous mes chaussures.
Je marche lentement, comme si chaque pas pouvait réveiller Milo sous la dune.
L'air sent l'iode et le vieux feu de camp.
L'odeur exacte de l'été 2016, quand il avait dix-sept ans et moi vingt-cinq, et qu'on croyait qu'on aurait le temps.
Je pose mon sac.
Je sors l'algue séchée que j'ai gardée dans mon portefeuille depuis quatorze mois.
Je la tiens entre mes doigts.
Elle se casse en poussière.
Je m'assieds.
Je regarde la mer.
Je dis à voix haute :
« Voilà.
Je te le rends.
Prends-le.
Je n'en veux plus. »
Rien ne se passe.
Juste le bruit des vagues qui se moquent.
Et puis j'entends un cri d'enfant.
Un rire aigu, éclatant, qui ricoche sur l'eau.
Un gamin court vers moi, pieds nus, cheveux trempés, un seau en plastique rouge à la main.
Il a sept ans, peut-être huit.
Il court trop vite.
Il trébuche.
Il tombe dans le sable juste devant moi.
Il se relève en hurlant de rire, les yeux brillants.
Il me voit.
Il me sourit comme si on se connaissait depuis toujours.
Il ramasse une poignée d'eau de mer dans son seau et me la balance en pleine figure.
C'est glacé.
Ça pique les yeux.
Ça coule dans mon cou.
Et là, ça sort.
Un rire.
Le mien.
Un vrai.
Un rire qui commence dans le ventre, qui monte, qui explose, qui me plie en deux.
Je ris si fort que j'en tousse.
Je ris si fort que j'ai mal aux côtes.
Je ris si fort que j'en pleure.
Le gamin me regarde, surpris, puis il rit encore plus fort.
Il repart en courant vers sa mère, au loin.
Et moi je reste là, à genoux dans le sable mouillé, le visage dégoulinant, et je comprends.
Je viens de le trahir.
Je ris sans lui.
Je ris alors qu'il est mort.
Je ris alors qu'il ne rira plus jamais.
La joie me brûle la gorge comme de l'acide.
Je voudrais la recracher, la vomir, la rendre à la mer.
Je la garde.
Elle est en moi maintenant.
Je regarde la mère du gamin.
Elle l'attrape, le soulève, le fait tourner dans les airs.
Il hurle de joie.
Elle rit aussi.
Ils sont beaux.
Ils sont vivants.
Je les déteste.
Je les déteste si fort que j'ai envie de courir leur arracher leur bonheur à la gorge.
Je voudrais que le gamin tombe et ne se relève pas.
Je voudrais que la mère pleure comme je pleure.
Je voudrais qu'ils sachent ce que c'est d'avoir un frère mort.
Je serre les poings.
Le sable me rentre dans la peau.
Et puis je le vois qui revient, le gosse.
Il tient des coquillages dans ses petites mains sales.
Il me les tend, timide soudain.
« Tu veux faire un collier ? »
Je le regarde.
Je regarde ses cheveux pleins de sel.
Je regarde ses yeux bleus, presque la même couleur que ceux de Milo à cet âge-là.
Je m'agenouille.
Je prends les coquillages.
Je sors la ficelle que j'avais gardée dans ma poche depuis l'enterrement (celle qu'on avait utilisée pour attacher nos bracelets brésiliens).
Je lui fais une tresse.
La plus belle que j'ai jamais faite.
Je fais les nœuds exactement comme je les faisais à Milo quand il avait peur des vagues.
Je serre fort.
Trop fort.
Mes larmes tombent sur les coquillages, elles font des petites taches sombres.
Le gamin ne dit rien.
Il attend.
Quand j'ai fini, je passe le collier autour de son cou.
Il sourit.
Il touche les coquillages.
Il me fait un câlin rapide, collant, plein de sel.
Puis il repart en courant.
Je reste à genoux.
Je goûte mes lèvres.
Sel de mer.
Sel des larmes.
Sel de la vie qui continue.
Je murmure :
« Pardon, Milo.
Je te l'ai pas rendu.
Je te l'ai volé une deuxième fois.
Mais regarde…
Je l'ai donné à un autre.
Comme tu l'aurais fait, toi. »
Je souris.
Je pleure.
Les deux en même temps.
Je ne sais pas si c'est une trahison ou une prière.
Je sais juste que c'est vivant.
Et que ça fait mal.
Et que c'est bien.
Je me relève.
Je regarde l'horizon une dernière fois.
Et je parle.
À voix haute.
Pour qu'il m'entende, où qu'il soit.
« Tu sais quoi, Milo ?
J'ai cru que je devais te rendre le rire.
Que c'était à toi.
Que si je riais sans toi, je te volais encore plus.
J'ai eu tort.
Le rire, on ne le rend pas.
On le transmet.
Je l'ai gardé enfermé quatorze mois dans ma gorge,
comme une pièce de monnaie que je serrais dans le poing
pour pas que tu sois pauvre là-bas.
Mais les morts n'ont pas besoin de monnaie.
C'est nous qui crèvons de faim quand on garde tout.
Aujourd'hui je l'ai lâché.
Il est sorti tout seul,
il a éclaboussé un gosse qui ne te connaîtra jamais,
il a fait briller les yeux d'une mère que je détestais deux minutes avant.
Et toi,
toi t'as ri avec moi.
Je le sais.
Je l'ai senti.
T'es pas mort quand le camion t'a pris.
T'es mort un peu plus chaque jour où je refusais de vivre sans toi.
Aujourd'hui t'es ressuscité.
Dans la gorge d'un enfant.
Dans le sel sur mes lèvres.
Dans le feu que je viens enfin de rallumer.
Je ne te trahirai plus jamais en me taisant.
Je te trahirai tous les jours en riant trop fort,
en aimant trop fort,
en vivant trop fort.
Et ça,
c'est la plus belle des promesses que je peux te faire.
Merci d'avoir attendu que je comprenne.
Je garde le rire.
Je te garde toi.
Et les deux brûlent en même temps.
C'est possible.
Je viens de le prouver. »
Je tourne le dos à la mer.
Je repars.
Dans ma bouche, il reste le goût du sel.
Je souris.
Et pour la première fois depuis quatorze mois,
je ne compte plus les jours.
FIN.
