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Chapter 3 - Léa, la petite qui attendait toujours

**Léa, la petite qui attendait toujours**

Je m'appelle Noah.

J'ai jamais été à l'heure. Jamais.

À l'école, j'arrivais quand tout le monde était déjà rentré. Les profs avaient fini par plus rien dire. C'était comme ça.

Mais y avait Léa.

Ma petite sœur.

Léa, elle, elle était toujours prête avant tout le monde. Cartable fermé la veille, chaussures alignées, elle attendait devant la porte avec ses baskets roses.

Quand j'arrivais enfin en courant, elle faisait sa tête de madame sérieuse… trois secondes. Après, elle riait et elle me sautait dans les bras.

« T'es encore en retard, idiot ! »

« Cinq minutes, c'est rien. Je suis là, non ? »

Elle hochait la tête. Oui. C'était tout.

On avait nos mercredis. Glace après l'orthophoniste. Je prenais vanille exprès pour lui donner ma pistache à la fin.

Nos samedis. Konbini, bonbons, elle montait sur mes épaules quand elle disait que ses jambes « faisaient grève ».

Nos soirées quand maman bossait tard. Nouilles, films d'horreur. Elle se cachait derrière mon bras et après elle rigolait parce que je faisais semblant d'avoir peur.

Elle m'avait fait un badge. Un rond en carton avec un chronomètre dessiné et « +5 » en gros.

Elle l'avait scotché sur mon blouson.

« Comme ça tout le monde saura que t'es mon grand frère spécial retardataire. »

Je l'ai jamais enlevé.

L'été où elle a eu neuf ans et demi, elle a commencé à être fatiguée tout le temps.

Des bleus partout. Elle dormait jusqu'à midi.

Le docteur disait que c'était rien.

Je la charriais : « T'es juste une flemmarde maintenant. »

Elle tirait la langue, mais elle souriait moins fort.

Maman est partie trois semaines à Osaka.

J'ai dit à Léa : « T'inquiète, je gère. »

Les premiers jours, c'était le paradis. Pyjama toute la journée, pizzas, Mario Kart jusqu'à pas d'heure.

Après, le McDo m'a proposé plus de shifts. Double paye. J'ai pensé à la PS5, au collector Animal Crossing que Léa voulait.

J'ai dit oui.

Je rentrais tard. Elle m'attendait sur le canapé, la couverture jusqu'au nez, Doraemon à la télé. Elle s'endormait avant que j'arrive.

Un samedi, elle faisait 39,5.

Elle tremblait. Elle vomissait.

Je lui ai donné du Doliprane, j'ai changé ses draps, je l'ai bordée.

« Demain je prends congé, on reste au lit toute la journée à regarder des animés, ok ? »

Elle a fait oui avec la tête.

« Promis ? »

« Promis juré. »

Le soir, je suis rentré à 20 h 47.

Elle dormait.

Je l'ai embrassée sur le front, j'ai mis son doudou lapin dans ses bras, je suis allé me doucher.

Mon téléphone a vibré deux fois. J'ai pas regardé.

Le lendemain, 17 h 42.

Je fumais derrière le McDo avec les gars.

Mon téléphone sonne. « Léa 🐰 »

Je rigole.

« Elle veut des nuggets gratos. »

Je laisse sonner.

17 h 46. Deuxième appel.

Je montre l'écran.

« Elle insiste la petite. »

Je laisse sonner encore.

17 h 49. Troisième appel.

Je rappelle. Ça sonne dans le vide.

Je hausse les épaules. Elle boude.

17 h 51. Je tape un texto :

« C'est quoi ton problème ? Je finis à 20 h, je ramène des frites. »

Pas de réponse.

18 h 11.

« Maman »

Je décroche.

Un cri.

« Noah ! Léa respire plus ! Elle est par terre, y a des cachets partout ! Viens ! »

Tout s'arrête.

Je cours.

Pour la première fois, je cours vraiment.

Je compte les secondes dans ma tête.

Chaque seconde fait mal.

J'ai poussé la porte si fort qu'elle a claqué contre le mur.

Et là, je l'ai vue.

Léa.

Ma Léa.

Par terre.

Sur le dos, comme quand elle faisait l'étoile de mer dans son lit pour m'embêter.

Sauf que là elle bougeait pas.

Le temps s'est arrêté.

Tout est devenu lent et en même temps trop rapide.

« C'est pas vrai.

C'est pas vrai c'est pas vrai c'est pas vrai.

Léa debout. Léa lève-toi. S'il te plaît lève-toi. »

Ses lèvres étaient bleues.

Bleues comme quand on mangeait des bonbons à la menthe et qu'elle faisait des grimaces.

Mais là c'était pas des bonbons.

« T'as froid, c'est tout. T'as froid. Je vais te mettre la couverture. La couverture avec les lapins. Tu vas voir ça va aller. »

La boîte de Doliprane vide.

Toute vide.

J'ai compris d'un coup.

Tout le paquet.

Elle a tout pris.

Parce qu'elle avait mal.

Parce qu'elle avait peur.

Parce que j'étais pas là.

« J'ai dit que je rentrais. J'ai dit demain on reste au lit. J'ai promis juré. »

Je me suis jeté à genoux.

Le parquet était froid.

Ses bras étaient froids.

« Léa réveille-toi. C'est moi. C'est Noah. Regarde, je suis là maintenant. Je suis à l'heure. Regarde. »

Je l'ai secouée. Doux d'abord. Après plus fort.

Sa tête roulait sur le côté comme une poupée cassée.

« Arrête de faire la comédie. T'aimes pas quand je crie. Je crie pas. Je crie pas. »

J'ai commencé le massage cardiaque.

Un deux trois quatre…

Comme on avait vu à la télé.

Mes mains tremblaient tellement que je sentais ses côtes bouger trop.

« Respire, putain. Respire. Tu respires toujours quand je te fais des chatouilles. Respire. »

J'ai soufflé dans sa bouche.

Goût de vomi et de fraise. Le dentifrice qu'elle adorait.

« T'as neuf ans et demi. T'as pas le droit. T'as pas le droit de partir avant moi. C'est moi le grand. C'est moi qui décide. »

Encore. Encore.

Les larmes coulaient dans sa bouche ouverte.

« Je te donne tous mes retards. Tous. Je serai jamais plus en retard. Jamais. Je te les donne. Prends-les. Reviens. »

Son téléphone dans sa main.

L'écran fissuré.

Il a vibré.

Message vocal. 17 h 46.

J'ai appuyé.

Sa voix. Toute petite. Toute faible.

« Grand frère… j'ai peur… tu rentres quand ?… »

J'ai hurlé.

Un hurlement qui venait du ventre.

J'ai serré sa main.

Elle était molle.

« Je suis là. Je suis là maintenant. Regarde. Je suis rentré. J'ai couru. J'ai jamais couru aussi vite. Pardon. Pardon pardon pardon. »

Je l'ai prise dans mes bras.

Elle pesait rien.

Comme quand je la portais sur mes épaules.

« On va regarder Doraemon. On va manger des nouilles. Je te donne ma pistache. Tout ce que tu veux. Mais ouvre les yeux. Ouvre-les. »

Les sirènes dehors.

Loin.

Trop loin.

J'ai regardé le badge sur mon blouson.

« +5 »

J'ai arraché le scotch. Je l'ai mis dans sa main à elle.

Je l'ai fermé autour de ses doigts.

« Tiens. C'est toi qui as cinq minutes maintenant. Tu peux être en retard. Juste cinq minutes. Je t'attends. Je bouge pas. »

Je l'ai bercée.

Comme quand elle faisait des cauchemars.

« Je bouge pas, Léa.

Je suis là.

Je suis à l'heure. »

Mais elle, elle ne m'attendait plus.

Fin...

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